17
En lisière de forêt, Botella
est persuadé que le groupe Litzler a exterminé le troisième camion. Il s’apprête
à donner l’ordre de décrocher lorsqu’une estafette arrive, porteuse d’un
message du capitaine Leblond. Les postes d’observation signalent que des
renforts massifs d’Allemands s’apprêtent à pénétrer dans le bois : des
positions de combat doivent être trouvées. À son tour, Botella désigne un homme
chargé de transmettre les consignes aux groupes Metz et Litzler (dont il ignore
la blessure) et Lasserre.
De nouveaux points d’embuscade
sont mis en place, les armes sont rechargées, les munitions acheminées en hâte
et, de nouveau, l’attente commence.
Botella s’est embusqué
dans un fossé providentiel. Les fusils mitrailleurs sont masqués par de hauts
herbages ; derrière lui, il y a la forêt qui permettrait un éventuel repli ;
devant, dans son axe de tir, un immense champ nu.
Le lieutenant Botella ne
croit en rien à l’utilité de sa position. Aucun militaire ne songerait à
progresser dans un espace aussi découvert ; pourtant on ne peut négliger l’endroit,
en faire un trou dans le dispositif.
Les parachutistes sont
décontractés ; ils fument tranquillement ; ils ne risquent rien, il
faudrait un quart d’heure à un coureur à pied pour franchir l’espace vide qui s’étend
devant eux.
Et pourtant l’inimaginable
se produit. Botella n’en croit pas ses yeux. À l’horizon, à l’autre bout du
champ, une rangée de camions amène la Wehrmacht. Cent cinquante hommes, peut-être
deux cents, évalue le lieutenant, les jumelles vissées aux yeux. Les Allemands
se disposent en ligne, forment un long chapelet, avancent lentement, gênés par
la lourdeur du terrain. On dirait une troupe de rabatteurs de gibier un matin d’ouverture
de chasse en Sologne.
La lenteur de la
progression allemande permet à Botella d’étendre son dispositif, d’installer
ses hommes de telle façon que leur attaque se déclenche avec un maximum d’efficacité.
« Que personne ne
tire avant moi, faites passer la consigne », ordonne-t-il.
Alors il laisse
approcher la proie, cette cible horizontale géante qui se découpe avec une
netteté croissante.
Les Allemands ne sont
pas à plus de trente mètres lorsque Botella ouvre le feu à la mitraillette, atteignant
trois soldats, et aussitôt c’est le carnage, l’hécatombe. Les fusils
mitrailleurs crachent la mort à une cadence hallucinante. Les Français sont dix
fois moins nombreux, mais leur ennemi n’a aucune chance ; il ne cherche
même pas à riposter ; tout ce qu’il veut c’est fuir, trouver un abri qui n’existe
pas.
Le champ est jonché de
cadavres, d’agonisants, de blessés qui tentent de s’éloigner en rampant. Dans
les rangs des parachutistes, l’excitation est à son comble, les hommes se
sentent invincibles, invulnérables. Il faut le sang-froid et la science militaire
de leurs chefs pour calmer leur enthousiasme. Certains s’exposent inutilement, poursuivant
des fuyards.
Le lieutenant Lasserre a
rejoint Botella, les deux officiers cherchent à analyser la situation sans
fièvre.
« C’est
inimaginable ! Ils sont fous !
— Je ne pense pas
que ce soit tellement incroyable, remarque Botella. Ils ne savaient pas, ne
pouvaient se douter. Ils pensaient à quelques petits groupes camouflés en forêt,
c’est pourquoi ils ont employé le moyen le plus rapide pour y pénétrer et
quadriller. Ils ne savaient pas. Seulement, maintenant, ils savent.
— Vous pensez que
nous allons avoir droit à une autre musique ?
— Une tout autre
musique, sans aucun doute. »
Sous les ordres du
capitaine Leblond, tout le dispositif est changé, les parachutistes et les
partisans attendent l’assaut des renforts allemands qui – ils en sont persuadés
– ne manquera pas de se produire.
C’est vers 15 heures que
les premiers mouvements ennemis sont décelés. Cette fois c’est du dur : des
compagnies entières se groupent, cherchent à encercler la forêt, il en arrive
de partout. Les Allemands sont au moins vingt fois plus nombreux que leur proie,
et pourtant la bataille va durer plus de quatre heures.
Les parachutistes et les
partisans provoquent de nouveau une hécatombe dans les rangs des Allemands qui,
pas à pas, les étreignent, resserrent la mâchoire de la tenaille, selon un plan
précis qui ne pèche que par le mépris des vies humaines. On sent que les
Allemands veulent être maîtres de la forêt avant la nuit, et cela quel qu’en
soit le prix.
Aux alentours de 17
heures, le groupe Botella est sur le point d’être débordé. C’est la quatrième
fois qu’il se replie et les coups qu’il porte à ses assaillants paraissent sans
effet. Les Allemands semblent sortir de partout, bondissant d’arbre en arbre, progressant
vers eux mètre par mètre.
Botella se trouve à l’avant
de son groupe. Il recharge sa mitraillette, se retourne et hurle en direction
de ses hommes :
« Repliez-vous d’au
moins cent mètres ! Cherchez des abris ! Je vous rejoins. »
Puis le lieutenant tire
en direction des Allemands qui s’apprêtaient à suivre ; il lance deux
grenades, incitant l’ennemi à moins de témérité, permettant aux parachutistes
de décrocher.
Pendant plusieurs
minutes Botella tire encore, puis il bondit dans l’espoir de gagner les
nouvelles positions. Alors une rafale l’atteint à la cuisse, une balle sous le
gras de la fesse, deux autres plus bas. Le lieutenant s’écroule, rampe derrière
un arbre, lâche une nouvelle rafale en direction des Allemands pour bien leur
prouver qu’il est encore vivant. Sa jambe blessée est paralysée, il perd son
sang, ses forces l’abandonnent. Il ne lui reste plus qu’une issue : vendre
chèrement sa peau, ce qui permettra à ses hommes de respirer. Il se retourne, essaie
de situer la position des siens. Alors, il aperçoit un homme qui bondit d’abri
en abri avec une agilité de kangourou.
« J’ai donné l’ordre
de repli ! hurle Botella. Fous le camp, ça ne sert à rien. »
L’homme poursuit son
avance. Botella crie à nouveau.
« Fous le camp !
C’est un ordre ! Fous le camp ! »
Sourd, le coureur
poursuit son avance. Autour de lui les balles crépitent, mais, derrière, la
section des parachutistes le couvre. Botella lui aussi tire maintenant en
direction de l’assaillant. Derrière lui l’homme le rejoint.
« Ça va te coûter
cher, grince Botella. Refus d’obéissance au feu.
— Ça va me coûter
que dalle, réplique le gars, parce que je suis pas soldat. »
Botella s’aperçoit
seulement que c’est Chariot, le titi dont personne ne voulait.
« Si vous vouliez
me donner des ordres, fallait m’engager, c’est pas faute de vous l’avoir
demandé. »
Chariot charge le
lieutenant sur son dos et, en rampant, parvient à s’éloigner en restant dans l’axe
d’un arbre protecteur ; puis il trouve un nouvel arbre, un nouvel axe.
L’homme et son fardeau
progressent mètre par mètre, mais ils progressent. Ils passent la compagnie
embusquée. Alors Chariot se relève, soulève le lieutenant, le bloque sur ses
épaules et le porte à travers la forêt vers un abri fait de parachutes tendus
qui sert d’infirmerie provisoire.
Botella est allongé aux
côtés du sergent Litzler qui agonise et du lieutenant Lasserre dont la poitrine
a été traversée par une balle. Le docteur Sassons, médecin parachutiste, leur
donne les premiers soins, fait un garrot, un pansement, administre une piqûre
de morphine.
Botella s’assoupit ;
sa jambe s’engourdit, la douleur s’estompe sous l’effet de la drogue. Il
constate que la bataille se calme, l’intensité du tir faiblit : il semble
que, des deux côtés, on ait décidé de reprendre son souffle. Les Allemands
doivent évacuer leurs blessés et leurs morts.
Charlot est assis aux
côtés du lieutenant, la tête à hauteur des genoux. Il a expliqué :
« C’est pas la
peine que j’y retourne, j’ai plus de munitions. J’avais onze cartouches, je les
ai tirées, et puis c’était du plomb à perdreaux. »
Botella trouve la force
de sourire : c’est vrai qu’il a refusé d’enrôler et d’armer ce gosse qui
vient de lui sauver la vie au péril de la sienne.
Vers 18 heures, un
groupe arrive à l’abri, précédé par le capitaine Leblond. Les hommes sont
hagards, harassés, maculés de boue. Ils se laissent choir sur place, les yeux
vides.
Leblond n’est pas plus
brillant ; il se baisse pour se glisser sous la voûte de parachutes et s’assoit
sur une pierre. Il constate que Botella et Lasserre sont conscients, Litzler
toujours dans le coma. Le commandant Leblond fait un effort pour ne pas baisser
les yeux en parlant.
« Je viens de
recevoir l’ordre d’évacuer Samwest sur Saint-Marcel, la base du Morbihan, annonce-t-il.
— Vous pouvez
passer ? interroge Botella.
— Il semble qu’il y
ait une brèche à l’ouest dans le dispositif des Boches. Après on se démerdera
par petits groupes pour traverser la Bretagne. Oh ! ce n’est pas joué !
Mais ce sont les ordres et, pour une fois, ils semblent cohérents. »
Leblond marque une
hésitation, puis semble faire un effort surhumain.
« Écoutez, Botella…
— Oh ! ne vous
fatiguez pas, mon capitaine ! Je sais parfaitement que vous ne pouvez pas
vous encombrer de nous. Laissez tomber la corde sensible, vous avez mieux à
faire. Si on commence à s’apitoyer sur nos sorts respectifs, on n’en sort plus.
Et puis je ne vous vois pas tellement plus beau que nous ! Allez, au
revoir, et bonne chance ! »
Leblond serre la main de
Botella et de Lasserre, puis son regard se pose sur Litzler qui râle
irrégulièrement :
« Vous voulez qu’on
le transporte plus loin ?
— Laissez-le mourir
entre nous, qu’est-ce que ça change ?
— Et celui-là ?
interroge Leblond en désignant Charles Moreau qui n’a pas bougé.
— C’est Charlot, le
partisan qui m’a ramené.
— Je reste avec
vous, mon lieutenant, annonce Charlot.
— Merci, mon gars, réplique
Leblond, je te proposerai pour une citation.
— Mon capitaine, interrompt
Botella, une faveur avant votre départ.
— Tout ce que vous
voulez, mon vieux.
— J’ai refusé d’enrôler
Moreau chez nous. Depuis il a fait ses preuves. Alors, faites-en un S.A.S., il
le mérite.
— Accordé, Botella.
— Tout de suite, mon
capitaine.
— D’accord. Tu peux
te considérer comme un des nôtres, Moreau. Tu signeras plus tard.
— Maintenant, mon
capitaine, ordonnez-lui de vous suivre et de me foutre la paix.
— Tu as entendu, Moreau !
Exécution !
— Allez, Chariot, casse-toi !
ajoute Botella. Et merci ! Va te faire tuer ailleurs. »
La nuit est superbe sous
la soie transparente des parachutes. Botella a les yeux fixés sur le croissant
de lune qui se dessine phosphorescent. Jusqu’à minuit les Allemands ont fouillé
la forêt. À plusieurs reprises, les blessés les ont entendus tout proches ;
par miracle, ils n’ont pas été découverts.
Les deux blessés et le
mourant ont de l’eau, une gourde de whisky, des biscuits, du fromage en boîte, des
lancettes de morphine et leurs Colts chargés de neuf balles.
À l’aube, Botella s’est
assoupi, Lasserre le réveille :
« Je crois que
Litzler vient de passer, vieux. »
Botella se retourne, parvient
à se tenir en équilibre sur son coude. Il regarde le grand sergent : il
est mort les yeux ouverts, fixés vers le ciel pur qui s’éclaircit doucement, filtré
par la soie diaphane. Un poil dru de trois jours recouvre ses joues de marbre. Comme
ses compagnons, Litzler est allongé sur un parachute. Au prix de douloureux
efforts, les officiers en tirent les bords à eux. Botella ferme les yeux du
sergent et le recouvre de la soie bariolée.
Lasserre se sent la
force et l’envie de parler, mais il n’ose pas. Il redoute l’échange de leurs
craintes. À quoi servirait-il de s’ouvrir sur la mort qui les attend, de savoir
dans combien de temps ils se décideront à se tirer une balle dans la tête ?
Ils se font une piqûre de morphine et s’apaisent tous les deux.
Botella ouvre les yeux
vers 11 heures : deux gamins d’une dizaine d’années sont à l’entrée de l’abri
et les observent, bouche bée. Botella veut parler ; les gosses détalent
épouvantés.
19 heures. La lumière
baisse, rien ne s’est produit de l’après-midi. Les deux hommes ont bu quelques
gorgées d’eau, tenté en vain de croquer un biscuit ; Lasserre se plaint de
sa poitrine, de sa blessure qui le démange dans le dos, à l’endroit où la balle
est sortie et sur lequel repose tout le poids de son torse. Mais depuis un
instant ils se taisent, figés et attentifs à un bruissement furtif qui leur
parvient. Quelqu’un marche autour de leur abri. Botella arme son Colt après l’avoir
enveloppé de la soie de son parachute pour étouffer le cliquetis. Et puis, il
pense rêver.
Une jeune fille se tient
droite dans l’ouverture. Timidement, elle sourit. Elle doit avoir une vingtaine
d’années. Botella remarque les dents étincelantes, le regard vif : ce n’est
pas une paysanne, malgré ses vêtements grossiers, son pantalon de velours serré
dans des bottes de caoutchouc, son chandail bleu de marin, à col roulé.
« Bon Dieu, qui
êtes-vous donc ? demande Lasserre.
— Ne parlez pas. Économisez
vos forces, ne craignez rien, chuchote la jeune fille. Mon nom est Edith Moquet.
Je vais aller chercher du secours. Attendez-moi et ne désespérez pas. »
À 1 heure du matin, pourtant,
Botella et Lasserre ont perdu tout espoir. Ils sont à bout de forces. Ils se
demandent s’ils n’ont pas rêvé l’apparition de la soirée. Alors, une nouvelle
angoisse les étreint : ils perçoivent le bruit d’un moteur. Un véhicule s’approche,
semble venir droit sur leur abri.
Une fois encore ils s’emparent
de leurs pistolets, attendent, anxieux, les yeux rivés sur l’éclair
intermittent d’une lampe électrique qui fouille la nuit.
« N’ayez pas peur, c’est
moi », à la prudence d’annoncer Édith Moquet avant de se glisser sous l’abri.
Elle entré, suivie de
trois hommes, puis présente :
« Voici le docteur
Lebreton, mon beau-frère. Nous avons trouvé une camionnette, nous allons vous
transporter dans un lieu sûr.
— Je m’occuperai de
vos blessures après, interrompt le médecin. Nous avons apporté une civière, ces
deux hommes vont vous porter au véhicule. Nous reviendrons demain ensevelir
votre malheureux compagnon.
— Vous savez ce que
vous risquez, docteur ? Vous aussi, mademoiselle ? »
Lebreton hausse les
épaules.
La camionnette à
gazogène roule péniblement ; par moments, elle s’étouffe, les phares
camouflés tracent sur la route un minuscule faisceau. Les fugitifs ont passé
Saint-Servais et Maël-Pestivien ; la route est absolument déserte. Ils ont
parcouru une vingtaine de kilomètres avant d’emprunter un chemin vicinal. Maintenant,
ils roulent dans un sentier, empruntent une voie à peine tracée à travers bois
et s’arrêtent en bordure d’un ruisseau devant un moulin en ruine.
« Il appartient à
ma famille, explique le médecin. Personne n’y vient jamais, vous serez ici en
totale sécurité. »
Lebreton et Édith Moquet
avaient préparé une pièce relativement intacte, installé deux matelas, des
draps, des couvertures. Les parachutistes sont allongés. Lebreton examine alors
les blessures. Édith Moquet l’éclairé à l’aide d’une faible lampe portative. La
jeune fille est prise d’un haut-le-cœur lorsqu’elle découvre la plaie dans le
dos de Lasserre. La déchirure est large, la plaie grouille de vermine.
« Ce n’est pas le
moment de faire des vapeurs de vierge, Édith, grince le médecin. Paradoxalement,
c’est probablement cette vermine qui lui a sauvé la vie : elle a empêché l’infection. »
La jeune fille se reprend,
aide à nettoyer la plaie, à confectionner un pansement sain.
« Il s’en sortira, annonce
le docteur Lebreton, voyons l’autre. »
Pour Botella les choses
s’annoncent plus mal : les balles ont provoqué une sale fracture du fémur.
Lebreton hoche tristement la tête :
« Je ne peux rien
pour vous, mon vieux. Je crains qu’il ne faille vous amputer, sinon vous
risquez la gangrène.
— Je prends le
risque, docteur, je tiens à ma jambe.
— Ce n’est pas si
simple. Il faudrait de toute façon réduire la fracture et je ne suis pas
chirurgien.
— Alors, vous
pouvez encore moins m’amputer ?
— Hélas !
— Ma situation
semble sans issue.
— J’ai un camarade
de faculté qui est chirurgien à l’hôpital de Saint-Brieuc. Il faudrait y aller,
le décider, annonce Lebreton comme s’il se parlait à lui-même.
— Rivoualan ! Je
vais y aller, interrompt Édith Moquet, en vélo j’en ai pour quatre heures, je
le déciderai. »
Elle revient dans le
début de l’après-midi du lendemain. Le docteur Rivoualan n’a pas hésité, il a
chargé le vélo d’Édith à l’arrière de sa 401 Peugeot et s’est tout de suite mis
en route.
Botella est opéré, plâtré.
Il sauvera sa jambe.
Jusqu’à la Libération, Édith
Moquet servira d’infirmière aux deux blessés. Elle viendra chaque jour les
ravitailler, leur apporter des nouvelles, les distraire par de joyeux
bavardages.
Au régiment, Botella et
Lasserre étaient considérés tombés au combat lorsque parvint la miraculeuse
nouvelle de leur survie.